Le 24 août 1974, l’Auvergnat de Paris titre en Une : "Notre chroniqueur Jacques Yonnet nous a quitté." Yonnet, nous dit ce papier signé Pierre Allanche, était "musicien, virtuose et compositeur. Poète et parolier de chansons, écrivain racé, dessinateur et peintre de grand talent." Il était né le 22 juin 1915 et mort le 16 août 1974.
Le grand livre de Yonnet fut évidemment "Rue des maléfices", paru en 1954 sous le tire "Enchantements sur Paris", incroyable ouvrage paru deux ans après le « Paris insolite » de Jean-Paul Clébert et un an avant le Vin des rues de Bob Giraud. Trois livres singuliers, inclassables, trois témoignages ultimes d’un Paris définitivement perdu, à la charnière du moyen-âge et du vingtième siècle déjà bien entamé. Trois livres, aussi, parus chez Denoël. On peut alors parler d’une conjonction extraordinaire, une espèce de rencontre interstellaire comme il s’en produit une chaque milliard d’années.
La rue Saint-Jacques, par Jacques Yonnet
Pierre Genève , un pseudo que je ne dévoilerai pas, raconte ici son amitié pour Yonnet et décrit assez bien, il me semble, le personnage dans ces quelques lignes :"A la fin des années cinquante, notre ami Pierre Chaumeil, Auvergnat grand teint et de bonne race, rédacteur en chef de l'Auvergnat de Paris ayant été interné au Camp de St Maurice-l'Ardoise pour avoir manifesté trop de complaisance envers l'Algérie française, recommanda Yonnet au patron du journal pour le remplacer. (Pierre Chaumeil était l'auteur du célèbre apophtegme : L'argent liquide est fait pour être bu ! Grâce à ce coup de pouce, Yonnet put fréquenter les bistrots quasiment à l'oeil et pondre un article hebdomadaire rémunéré sur les établissements qu'il fréquentait...Des années durant j'ai fait partie de sa cour et, à son contact, en sa présence, j'ai vécu des événements "magiques". Entre autres merveilles, il savait, dans certaines circonstances, faire "comparaître" des êtres décédés. C'est ainsi que par une nuit sans lune, dans le fond d'un caveau de la Montagne Sainte-Geneviève, il fit apparaître le mage et alchimiste Eugène Canceliet sous les yeux ébahis de Bob Giraud et de moi-même, tandis que présents à nos côtés, deux autres amis ne "voyaient" personne". La suite est à lire ici avec la préface de Jean-Pierre Sicre à la réédition de la Rue des Maléfices.
dessin de Jacques Yonnet
Jacques Yonnet disparu, il fallut bien sûr le remplacer à l’Auvergnat de Paris où sa plume aimablement digressive voletait à longueur de colonnes parfois pour ne rien dire, mais de bien jolie façon. Yonnet chroniquait comme on discute le coup au comptoir. Buveur de la meilleures catégorie, fabulateur de talent, il avait l’art et la manière de ne pas s’en tenir à l’exercice obligé, la bistrologie clientéliste, en glissant d’une anecdote à l’autre, s’amusant à rappeler mille faits sans aucun rapport avec son sujet. Pierre Chaumeil, lorsque je l’ai interviewé l’an passé dans son Cantal, me disait ceci : "Yonnet était merveilleux parce qu’il inventait tout, mais il l’inventait bien. Il inventait des histoires pharamineuses sur les bistros dont il parlait, et qui eux existaient bien."
Pendant quelques mois la chronique de Yonnet fut vacante. Il faut croire que le combat fut rude pour l’obtenir car des noms tel celui de Toesca furent avancés pour lui succéder. J’aime à penser que Bob Giraud, qui emporta le morceau, ne fit rien pour cela. Je n’imagine pas Bob intriguer dans les arrière-salles des bougnats auverpins, faire du lobbying comme on dit aujourd’hui, pour obtenir la place de Yonnet. Et puis, en mars 1975, paraît dans l’Auvergnat cet entrefilet :
Reprise de notre rubrique « aubergiste et bistrots de Paris » par Robert Giraud qui succède à Jacques Yonnet
"Ainsi que nous l’avions annoncé il y a trois semaines, lors de notre hommage à Jacques Yonnet, nous reprenons cette semaine, en page 3, la chronique hebdomadaire "Aubergistes et bistrots de Paris". C’est un ami de Jacques Yonnet, l’écrivain Robert Giraud, qui a accepté de reprendre cette promenade chez nos amis bistrots, promenade justement appréciée de nos lecteurs." S’ensuit la bio-bibliographie de Bob où il n’est évidemment pas oublié que celui-ci est natif du Limousin, ce qui fera sourire le chroniqueur André Figueras : "l’Auvergne a, si j’ose dire, les dents longues, et plus d’un exemple l’établit. Et voilà comment l’Auvergnat de Paris n’hésite pas à présenter comme un "compatriote" Robert Giraud né en Haute-Vienne. Il est vrai que l’annexion est intéressante puisque cet excellent chroniqueur gastronomique, également auteur de poèmes, de romans et d’études, s’est fait un nom.". Et de terminer sur un prometteur : "Regardés sous le nez par cet orfèvre, les bistrots n’ont plus qu’à bien se tenir."
Bob, par Yonnet (merci Daniel et merci, pour tous ces scans - et le reste !- à Nisaba ).
Ce qu’ils firent donc dès le 1er mars 1975, date de la première chronique de Bob consacrée à Jean et Suzanne Fabre, patrons des "Auvergnats" (cela ne s’invente évidemment pas) situé au 100 boulevard Voltaire, coupe du meilleur pot 1974…
Ces chroniques durèrent longtemps. Très longtemps et Bob ne fut jamais récompensé par cet Auvergnat de Paris qui n’eut avec celui de Brassens aucun rapport de connivence. Passons sur le fait qu’aujourd’hui le nom de Bob ne signifie absolument rien dans la rédaction, mais n’oublions pas que celle-ci faisait paraître chaque semaine une chronique truffée de publicités bien juteuses au milieu de ses articles. Il faut croire que ses papiers, parution pleine page (et ce n’était pas les formats d’aujourd’hui), étaient assez lucratifs.
Bob et Yonnet lors d'une séance de dédicace.
Dans une lettre du 22 mai 1975, Louis Armagier, ancien chroniqueur de l’Auvergnat, explique à ses amis rédacteurs (dont Chaumeil) qu’il a beaucoup insisté auprès de Louis Bonnet (propriétaire du journal) et d’Allache (rédacteur en chef, semble t-il, mais je n’en suis pas certain) pour que Robert Giraud succède à Jacques Yonnet. "Je lis ses chroniques avec plaisir, poursuit-il. Voici une lettre qui vous rassurera sur l’audience qu’il a déjà auprès de nos lecteurs. L’éloge venan tde Fontanié ne pourra qu’être agréable à nos lecteurs." En face de cette phrase, Pierre Chaumeil a écrit à la main à l’attention de Bob : "A vrai dire, je n’ai jamais été inquiet, tu t’en doutes !" Eh oui, puisque Chaumeil a bataillé pour que son copain Bob Giraud prenne la succession de Yonnet à l’Auvergnat. La lettre en question figure ci-dessous en fac similé. Chaumeil, dans une lettre datée de juin 1975, l’adresse à Bob.
fac-similé de la lettre de Fontanié à Armagier où il évoque Bob comme le seul successeur possible de Yonnet
Or que dit Fontanié, qualifié par Chaumeil "d’excellent bonhomme", dans sa lettre du 20 mai 1975 ? Ceci : "La chronique « bistrotière » si intéressante de notre ami regretté Jacques Yonnet, par la disparition de ce dernier, avait laissé un grand vide dans notre hebdomadaire, vide que l’on pouvait présumer assez difficile à combler ? Miraculeusement, pourrait-on dire , ce vide apparaît n’être plus un problème et avoir été comblé par Monsieur Robert Giraud, historien éprouvé semble t-il, à croire, peut-être que Jaques Yonnet aurait ressuscité !"
fac-similé d'une lettre de Chaumeil à Bob
Le dernier mot revenant à Bob, voici ce qu’il écrivit de Yonnet dans l’hommage que l’Auvergnat de Paris publia en février 75 : "Jacques Yonnet était un personnage d’un autre âge, une sorte de montreur de lanterne magique anachronique lâché dans notre société de consommation."
Comment ne pas voir dans cette description un autoportrait ? Quand les camarades s’en vont que reste t-il hors la nostalgie ?
Bob par Yonnet
